Dans quelques mois j’aurai quarante ans et j’aurai vécu la moitié de mon existence avec un diagnostic de dépression/troubles de l’humeur/troubles de la personnalité. Et il me faut atteindre cet âge avancé pour être (il me semble que c’est la première fois) traitée comme une personne dans le cabinet d’un psy. J’ai le droit d’avoir des sentiments, des opinions voire des idées comme si j’étais une personne, une vraie, et pas un tas de symptômes. C’est du moins l’impression que me donnent nos échanges. Jusque là, j’étais administrée par des médecins qui décidaient à ma place. La psychiatrie est le seul domaine dans lequel il est possible de mettre un.e patient.e dans l’obligation de recevoir des soins, le seul également dans lequel le consentement éclairé n’est pas nécessaire, quand bien même les murs des centres médico-psychologiques comme des hôpitaux psychiatriques seraient décorés d’affiches rappelant ce droit inaliénable des patient.es. Lesquel.les ne sont après tout peut-être pas des personnes.
Parmi les choix qui ont été fait à ma place, le plus douloureux sont ceux que j’ai subis à la sortie de mes études, quand je me suis engagée à la recherche d’un boulot avec un cacheton quotidien d’une molécule censée m’aider à surmonter toute une flopée de troubles que je n’avais pas (mon généraliste et moi avons récemment parcouru ensemble la liste). Alors que d’autres que moi sont devenu.es diabétiques grâce à cette merde, j’ai eu la chance de ne prendre que trois tailles de pantalon en deux ans, perdues en trois semaines un mois de janvier et jamais reprises. J’avais passé les deux années précédentes à me prendre des remarques aussi élégantes au sujet de mon comportement alimentaire que « tu perds figures humaine en mangeant et tu ne la retrouves que quand ton assiette est vide ». J’ai pleuré de reconnaissance quand le dentiste de frère qui m’avait dit ça a vérifié que c’est un comportement dont cette merde de molécule était responsable. J’avais passé les quatorze mois précédents à chercher du boulot avec un master pro en poche. L’obésité est pour les femmes la première cause de discrimination à l’embauche. Mais ça n’aide pas non plus, de parler d’une voix misérable en pensant en premier à ce que vous ne savez pas faire quand un potentiel employeur vous demande plutôt ce que vous savez faire.
Sur ces deux difficultés, les psys qui me suivaient avaient décidé de jeter un voile pudique (j’avais le traitement de luxe, M. Médocs une fois par mois et Mme Divan chaque semaine, les deux formant officiellement une équipe mono-disciplinaire qui devait de fait se rencontrer une fois tous les trois ans par le plus grand des hasards). Quand je me plaignais de ne rien valoir sur le marché du travail, M. Médocs me répondait : « Parlons plutôt de vous ». Et quand je faisais remarquer à Mme Divan que mon corps ne cessait jamais d’enfler, elle suggérait d’un air énigmatique : « C’est féminin, les rondeurs, vous avez quelque chose contre la féminité ? » Et comme ma taille de pantalon avait fini par commencer par un 5, j’avais trouvé ça déplacé. Mais quoi faire ? Les spécialistes ont la solution et le refus de leurs bons soins n’est pas ce qu’on peut faire de plus apprécié quand on a commencé comme tout le monde à parler de ses soucis dans un cabinet en ville et qu’on a fini comme une malade administrée.
Je n’ai pas lu grand-chose sur la dépression mais une rumeur persistante prétend que non seulement elle ne permet pas d’apprécier ses talents mais qu’également elle ne permet pas de les exprimer. Moi qui pensais aller tranquillement jusqu’à la rédaction d’une thèse, je suis retrouvée arrêtée après cinquante pages de mémoire de ce qui est maintenant le M1. Réorientée vers les concours, certains cours en prépa agreg me paraissaient tellement abscons que j’en pleurais.
À ces deux dimensions (l’incapacité à se regarder avec un minimum de complaisance et le cerveau qui tourne au ralenti), il faut ajouter une troisième difficulté : les abus. Cela fait une grosse boule qui grossit à mesure qu’on avance, les difficultés qui créent des difficultés qui font plus encore de difficultés. Imaginez donc une meuf obèse intimidée par l’idée même de faire un entretien d’embauche « stratégique », incapable de voir dans son CV quoi que ce soit qui justifie la tâche bien trop exigeante et complexe de l’emploi d’exécution pour lequel elle postule. Sans surprise, je suis restée sur le carreau jusqu’à ce que je me décide à envoyer chier et les psys et le marché du travail pour devenir, ta-tan… bénévole professionnelle.
C’est la chose la plus bête que j’aie jamais faite, pour des raisons que j’ai expliquées ici [edit : ▻https://seenthis.net/messages/554650]. Je pensais, pendant que les assos écolos elles aussi rejetaient mes candidatures, pendant que je périclitais au milieu de militant.es décroissant.es racontant pour la onzième fois l’histoire du yaourt qui fait 3000 km avant d’arriver dans leur frigo, que j’étais au fond du trou. Il restait encore de la marge, je n’avais pas encore rencontré d’hommes dans des revues plus ou moins intellos. C’était ça ou le pot de yaourt, j’étais coincée avec des hommes pas peu présomptueux et prenant acquis que je devais servir leurs personnes sous prétexte de la Cause. Tout ce que je pensais articuler (dans une langue pas si maladroite, je n’ai pas fait une prépa agreg de chinois mais de lettres françaises) n’était que du bruit de bouche de femelle. Mes maîtres me dressaient à me taire : en m’intimidant, en me rassurant, en m’ignorant, qu’importe pourvu que l’objet « respect de l’intégrité de la chômeuse qui bosse pour nous mille heures par an gratos » restât bien en bas dans l’ordre du jour, entre réécrire la charte et faire le ménage du local jusque dans les coins.
Image de soi pas fameuse, impossibilité de mobiliser toutes ses ressources intellectuelles et sur ce, des années de mauvais traitements et d’échecs à faire respecter son intégrité. L’histoire d’une descente aux enfers au milieu de bonnes âmes toutes prêtes à faire des leçons de morale au monde entier. Pendant que le monde ne changeait pas (ou pas pour le mieux), il était acceptable de broyer les plus fragiles qui, à défaut d’être employables, pouvaient toujours servir à faire reluire les égos d’hommes avec de bons boulots. L’étudiante avec un passage à vide devient une quasi-quadragénaire qui a été employée quatorze mois dans sa vie, toujours plus désocialisée et incapable de se lancer dans une œuvre. Et légèrement aigrie. La boule a tellement grossi qu’on a envie de s’y cacher et de s’y perdre. Il ne manque plus au tableau qu’un chevalier blanc qui m’offre mon premier boulot mais m’enferme dans un isolement crasse où je culpabilise de ne pas pouvoir faire un travail qu’il n’exige pas de moi. C’est une autre histoire.
cc @intempestive
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